Les graffiti oraux de François Bon
Malgré son ambition de détourner en « chambre d’enregistrement », la fonction de 80 ronds-points, destinés à la régulation du flux de la circulation, le projet ne compte aujourd’hui que 35. Projet toujours en cours, ou définitivement incomplet, cela ne nous empêche pas de réfléchir sur les éléments qui le composent et surtout les deux actions menées sur place : les performances orales, et l’enterrement des livres.
En effet, dans chaque rond-point François Bon lit un texte à haute voix. Ce sont ces performances que j’appelle des graffiti oraux, parce qu’ils prennent la forme d’une résistance, directement liée aux méthodes plus ou moins illicites, d’inscription de slogans dans la ville en mai 68. Ces performances se complètent par l’enterrement d’un livre de littérature contemporaine, issu de la bibliothèque personnelle de l’auteur. Sous les pavés… les livres !
Car c’est bien d’eux dont il s’agit. Mais les livres pris dans un continuum qui brise les circuits de diffusion et de publication classiques (bibliothèques, librairies, institutions diverses) pour entrer dans un nouveau rapport avec la ville –entendue ici comme polis à la fois comme espace urbain et ensemble des citoyens. C’est cela qui confère au projet son aspect politique.
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le travail de François Bon, et son site web Le Tierslivre, il faudrait d’abord mettre tout ça en perspective.
Depuis les premiers balbutiements du web, François Bon ne cesse d’explorer les possibilités créatives du numérique et à entraîner la littérature à des territoires imprévus. En 2005, il prend le risque avec Tumulte, de mener une écriture quotidienne en ligne, sans objet spécifique, juste une dérive au bord de l’intransitif verbe écrire. Au bout d’un an, le blog sera publié chez Fayard, sous-titré roman. Entre temps, il aura donné de la matière à une série de performances orales sur scène avec le musicien Dominique Pifarély.
Au cours des années, les expériences web se sont multipliées, et elles sont devenues sa préoccupation principale, son site web sa maison, et sa caméra son nouveau stylo. « J’aurai certainement, à moi seul, peuplé le web de beaucoup d’inutilité. » (Bon 2011) il a noté, non sans un ton dérisoire, dans Après le livre, en 2011.
Aujourd’hui, la vidéo occupe l’essentiel de son temps et prend beaucoup de son énergie. Sans avoir d’autre guide que sa propre intuition quant à l’usage de la caméra à des fins littéraires ; sans risquer des prophéties de type « ceci tuera cela » ; il lance plutôt des invitations sur sa chaîne YouTube, de découvrir, ou mieux encore, de remplir cette nouvelle page littéraire ensemble.
On aura compris donc qu’une des composantes du projet des ronds-points se joue sur YouTube. François Bon prête sa voix à un vaste répertoire de poètes de la modernité, il profère des vers emblématiques de Baudelaire, de Rimbaud, de Ponge, de Michaux, pour [Je site Michaux] «tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile.»
Enregistrés et partagés sur YouTube ces petits « exorcismes par ruse » (je cite toujours Michaux), lui confèrent un air d’exilé : (et là c’est Rimbaud qui prend le relais) «Exilé ici, j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes.»
Le projet des ronds-points est né à partir de rencontres au sein du POLAU. Le POLAU à Saint-Pierre-des-Corps est un laboratoire d’urbanisme culturel qui accueille et accompagne des artistes de plusieurs disciplines dans des actions qui interrogent les usages de la ville, et les pratiques de l’aménagement du territoire. En tant qu’artiste en résidence au POLAU François Bon a proposé une interrogation double. D’abord une question de fond : quelle est la place de la littérature dans la ville ? Et puis une interrogation de forme, ou plutôt de format : peut-on considérer la littérature en dehors du livre ?
On voit tout de suite la conjonction entre la ville et le livre, et ses conséquences à la fois esthétiques et politiques qui en découlent. Écrire la ville, ou faire écrire la ville (dans les ateliers d’écritures que François Bon anime), mener une réflexion sur les espaces urbains de la post-modernité, leurs géométries abstraites, les mouvements qui les animent, mais aussi les violences qui s’y produisent, les agressions de toute sorte, ou même l’indifférence générale, qu’on subit aussi bien au niveau individuel que collectif, ont déjà fait l’objet de plusieurs livres de François Bon. En effet, depuis la fin des années 80 nombre de ces ouvrages comme Parking) (1996), Impatience (1998), Dehors est la ville (1998), Autoroute (1999), Paysage fer (2000), Billancourt (2003), et plus récemment Une traversée de Buffalo (2010) décèlent de la ville quelque chose d’invisible.
Mais, l’hypothèse d’un angle mort dont le langage pourrait nous attirer l’attention n’est pas nouvelle. Georges Perec nous a rendu à l’évidence que le banal, l’ordinaire, le réel se sont des espèces d’espace davantage peuplés par notre ignorance que par nos certitudes. En même temps, à travers ses projets programmatiques in situ, (je pense notamment à la Tentative d’épuisement…, qui fait partie d’un ensemble intitulé Lieux, projet jamais complètement aboutit –ce qui est peut-être le sort de ces projets) Perec a brouillé la frontière entre écrivain et artiste. Cet héritage de Perec continue encore à résonner dans le milieu artistique et à entraîner des expériences esthétiques aussi bien dans les livres qu’en dehors. Paradoxalement, certaines des pistes que Perec a ouvertes pour l’écrivain contemporain, conduisent celui-ci, en dehors du livre.
« Dans la relation écriture-monde, écrit François Bon dans un billet sur son site, le livre reste évidemment un élément central, mais non plus, unique. Les lectures, les ateliers d’écriture, l’activité Internet aussi, deviennent autant de vecteurs par lesquels nous confrontons notre travail à son dehors. »
Philippe Vasset a aussi articulé cette position dans laquelle se trouve l’artiste contemporain y compris l’écrivain. Voici un extrait d’Un livre blanc (2007) :
« […] l’art en général et la littérature en particulier feraient bien mieux d’inventer des pratiques et d’être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis et de courir après les tout derniers spectateurs pour qu’ils viennent admirer. On pourrait même imaginer une nouvelle discipline artistique : faite d’énoncés et de formules : charge aux amateurs, s’ils le désirent, de réaliser les projets décrits, sachant que la majorité n’en fera rien, se contentant d’imaginer, à partir des instructions, de possibles aboutissements, l’œuvre elle-même étant cette oscillation, ce précaire équilibre au seuil de l’expression. » (Vasset, 54)
Deux points m’intéressent particulièrement ici. D’abord la possibilité d’une littérature qui ne serait pas centrée à la production des « objets finis ». Et puis l’idée d’invention d’une discipline artistique nouvelle. Une discipline où l’attention et la compétence de l’artiste ne se limitent pas à une pratique ou à un médium. L’écrivain qui écrit, le peintre qui peint etc. Est-ce qu’on peut imaginer un mixed media artiste ? On voit que, sur ce point, le numérique joue un rôle perturbateur. Déjà, les artistes engagés dans l’espace numérique, n’arrêtent pas de réinventer leur propre pratique en brouillant constamment les limites entre les disciplines. En ce qui concerne le projet des ronds-points, François Bon exprime aussi ce désir de rencontre et de dialogue des disciplines : « Envie qu’elle en soit, de l’art urbain, la vieille dame littérature. » écrit-il dans le protocole du projet avant d’entamer sa réalisation. (Bon 2014a)
La littérature comme art urbain dans les ronds-points ne va pas tant jouer sur le détournement de ses propres règles de grammaire, mais sur le détournement de la grammaire de la ville. Car, rien que pour accéder sur un rond-point, sans passage piéton, on doit transgresser le code de la route. « Pour traverser, attention, aucune visibilité et la circulation est dense, je cours. » écrit dans le journal du premier rond-point François Bon.
Alors que pour les arts plastiques l’espace concret de la ville fait déjà l’objet d’un investissement comme support à des diverses expériences esthétiques, dont le graffiti n’est qu’une forme élémentaire, la littérature commence tout juste à s’offrir ce petit air de liberté. Ce déplacement de la création comme geste a déjà une longue histoire dans les arts plastiques. Paul Ardenne l’appelle « art contextuel » dans la mesure où il est directement partagé au sein de la ville, en dehors des cadres institués. Ces transgressions ne manquent pas de caractère d’engagement politique et elles ont aussi fait l’objet des pratiques Situationistes. Guy Debord, qui a par ailleurs peu écrit, (mais beaucoup bu !) ne s’intéressait pas à la production et la consommation des objets d’art. Si l’art devrait se donner un objectif, celui-ci serait moins de réussir son entrée dans le salon bourgeois que de détourner les règles de la vie et de la société. Détourner plutôt que de suivre la règle à la lettre. Mais attention ! Détourner les règles et les pratiques, pas seulement pour attirer autrement l’attention des institutions ou élargir la grammaire artistique. Détourner comme force contre l’oppression et la domination. Utiliser le mode du détournement comme arme contre les classes de pouvoir. Détourner, en somme, pour changer la société.
Il me semble que le projet des ronds-points souscrit à cette visée noble. Il éclate la parole écrite, et pulvérise la notion de la bibliothèque en l’étalant dans la ville. Or, sortir du livre, et par conséquent de sa modalité de lecture silencieuse la parole risque de se perdre dans le vent. Ce qui n’est pas du tout métaphorique dans des conditions de lecture en plein air :
« J’ai lu dans le vent : mais un vent favorable, à preuve ce chauffeur de camion qui la ponctue d’un grand coup de klaxon. » (Rond-point 29)
Dans ces conditions donc, comment se faire entendre ? Pendant longtemps le silence et l’immobilité du corps, son enfermement même dans des espaces conçus pour la lecture : la bibliothèque, l’étude, le chambre, le salon bourgeois, etc. ont fait de l’activité littéraire une activité purement cérébrale.
Et pourtant ce qui nous touche dans des images comme ce tableaux d’Henri Fantin-Latour ce sont précisément les corps, leur état méditatif, presque transcendés par la présence d’un livre ouvert. et les mains qui le tiennent, les bouts des doigts sur la page qui tourne. On ne rêve pas des contenus des livres quand on regarde ces images, mais de l’activité même de la lecture. ou encore mieux de cette transcendance. La paix intérieure qui l’accompagne, les objets qui l’entourent, (cahier de notes, avec manuscrit entamé, stylo plume, et tasse de café… ). Instagram est inondé de ces images nostalgiques, qui représentent un paysage idéalisé de la littérature, mais qui risquent, en même temps, de paraître ringardes et réactionnaires. Car notre contemporain comme l’a bien montré Lionel Ruffel c’est une « littérature-brouhaha ».
Lionel Ruffel distingue deux littératures qui luttent en ce moment pour notre attention mais qui appartiennent à deux temporalités différentes. La Littérature avec un grand L à l’image des Belles Lettres avec des institutions bien mises en place depuis des siècles, et une littérature exposée, qui s’émancipe tant bien que mal dans la multiplicité des espaces publics et sociaux actuels.
Laissons-lui le dernier mot :
« La rencontre de la littérature dans les livres devient presque minoritaire […] L’écrivain, s’il veut être présent et exister en tant qu’écrivain, doit désormais se rendre visible. […] Le corps de l’auteur est de plus en plus requis. […] La visibilité de l’écrivain devient à la fois un principe esthétique et une condition sociale. » (Ruffel, 2016)